La journaliste Brooke Gladstone s’est lancé un défi de taille : rédiger un essai sur les médias, sous la forme d’une bande dessinée. Opération réussie dans The Influencing Machine, où l’image remplace parfois les mots.
Pour comprendre le titre énigmatique de The Influencing Machine, il faut remonter à la Vienne du début du 20ème siècle. Le psychiatre Victor Tausk analyse une patiente persuadée d’être sous l’influence d’une machine diabolique. Il note qu’il s’agit d’un “mécanisme de défense”, par lequel la personne schizophrène rejette sa maladie. Projeter la faute sur une machine lui éviterait d’admettre la perte de son identité.
« Ceci est ma métaphore pour expliquer la vision que l’on a des médias ». Brooke Gladstone, auteure de l’ouvrage et co-animatrice de l’émission On the Media, explique : « Tout au long de leur histoire, nous retrouvons un thème récurrent qui voudrait que ceux-ci contrôlent notre esprit. A chaque nouvelle technologie, vient la certitude que nous sommes contrôlés par des mécanismes extérieurs. » Mais pour la journaliste de la NPR, ces mécanismes sont davantage des miroirs de notre société. Des miroirs déformants, aux formes parfois effrayantes. Et dont nous craignons le reflet.
Regarder le lecteur dans les yeux
C’est peut-être la peur d’un médium trop “déformant” qui a amené Brooke Gladstone à faire de la radio. De tous les médias, « la radio crée un sentiment d’intimité – l’illusion d’une relation unique – cela parce que l’auditeur s’appuie sur la voix du journaliste pour se représenter les images ». Le choix d’opter pour la bande-dessinée, dont elle apprécie le style simple et direct, s’est en partie fait pour les mêmes raisons. « J’ai pensé que je pouvais recréer ce sentiment d’intimité, […] si je suis en mesure de regarder le lecteur dans les yeux, pendant que je le guide à travers mon manifeste sur les médias […] », confie-elle.
C’est donc son avatar, un petit personnage aux cheveux frisés et aux lunettes carrées, qui nous prodigue une excellente leçon de journalisme. Notamment sur ce qu’elle nomme les “sept parti-pris”, péchés capitaux de la profession. Et dont le plus vicieux est le parti-pris narratif : « Nous adorons insérer des éléments pour faire des histoires avec un début, un milieu et une fin. Mais la plupart des faits d’actualités, du moins une grande partie, n’en possèdent pas. Ils n’ont ni méchants, ni héros, ni fil narratif. »
Une lecture engagée
L’auteure s’interdit cependant d’y faire figurer un parti-pris politique. « C’est une aberration du milieu du 20ème siècle de dire que l’objectivité est […] porteuse d’un journalisme de qualité », s’insurge-t-elle. « Cela ne garantit pas de faire du bon journalisme. Cela aboutit à le rendre mou et désinformatif. »
C’est en réponse à cela que Brooke Gladstone s’exprime sur un ton engagé. Au fil des pages, son avatar blâme la tiédeur journalistique, la mauvaise utilisation des chiffres, de l’image ou encore les groupes de journalistes pendant la guerre du Golfe.
Mais la nouveauté de ce « comic-book manifesto », c’est qu’il invite le lecteur à lire entre les lignes. Exemple avec cette phrase péremptoire sur la participation citoyenne : « Toute entreprise qui offre des produits intéressants – mais qui en bannit les applications qui peuvent offenser certains utilisateurs – entrave la route vers l’évolution ». Plus explicite lorsqu’on la voit brandir une pomme à peine grignotée.
Ce travail sur l’image n’aurait donc pas été possible sans le talent de son illustrateur, John Neufeld. Brooke Gladstone et lui signent avec The Influencing Machine un ouvrage unique, qui amène la bande-dessinée vers un terrain académique. Les citations, dûment référencées, sont subtilement associées à des dessins simples, aérés. Une collaboration prolifique, qui fait dire à l’auteure, modeste, que « la différence entre un texte illustré et un texte de bande-dessinée, […] c’est que dans le premier cas, ce sont les images qui appuient le texte, mais que dans le second, elles le remplacent. »