La Source, avec son logo distinctif, rouge et vert, fait désormais partie du décor des écoles francophones et d’immersion ainsi que du paysage médiatique de la Colombie-Britannique. Il est fièrement visible dans les présentoirs des bibliothèques publiques de Vancouver et sa notoriété s’est infiltrée dans les interstices de toutes les communautés de la ville.
Le seul journal bilingue de la métropole vancouvéroise est tiré à 6 000 exemplaires, six fois plus qu’il y a vingt ans. Le 2 juin 1999, lorsque le premier numéro a été imprimé, dans un contexte précaire et défavorable, seul le fondateur, directeur de la rédaction et de la publication, Mamadou Gangué, et quelques baroudeurs de la plume, avaient eu l’intuition que les eaux de La Source couleraient aussi loin et aussi longtemps. Exceptionnellement, nous leur avons donné la parole.
L’année 1999 fut la plus difficile. Personne n’y croyait. Certains concurrents s’inquiétaient et faisaient pression. Le journal étant gratuit, l’apport publicitaire est vital. Malheureusement, au Canada, les grandes agences de publicité se donnent toujours un délai d’un an pour utiliser un support tel que La Source qui venait de paraître. Comment survivre ? « Au tout début, quand j’allais à l’imprimerie, je payais de ma poche », explique Mamadou Gangué. La petite équipe prend ses quartiers au 204-825 de la rue Granville à Vancouver. Depuis deux décennies, c’est à cette même adresse que tout se passe.
Josée Malenfant, ancienne rédactrice en chef et journaliste en poste à La Source, se souvient de ces moments de galère. « Mamadou avait fondé le journal et le soutenait financièrement, tout en travaillant en même temps comme journaliste à Radio-Canada. Il venait retrouver, le soir, son équipe de La Source, comme on rentre à la maison après le travail. Nos voisins, un trio de bijoutiers australo-canado-amérindiens, se joignaient alors à nous autour d’une bière. Nous avions des fonds et un espace limités, mais nous arrivions à en faire une source de motivation : nous accomplissions de petits miracles avec peu ».
Un journal-école
« Il a fallu faire preuve de créativité et d’originalité », révèle Mr Gangué. « J’ai ouvert le journal à des bénévoles qui n’auraient jamais imaginé être journalistes ». La Source devient un journal-école dans lequel les talents se découvrent. C’est le cas de Frédéric Van Caenegem, collaborateur entre 2006 et 2009. « Intéressé par le journalisme, j’ai contacté La Source afin de faire du volontariat. Et j’y suis resté environ trois ans ». Frédéric vit toujours à Vancouver et s’intéresse à la cartographie des voies piétonnes.
Guillaume Debaene a suivi la même trajectoire : « Je venais d’arriver à Vancouver depuis fin février 2011. Je cherchais à nouer des connaissances avec des gens sur place. J’ai entendu parler de La Source. Je m’y suis rendu et l’histoire a commencé là pour moi ». Aujourd’hui Guillaume travaille au Mexique dans une compagnie d’assistance de voyage.
La Source est aussi devenue un lieu de transit pour des journalistes chevronnés qui veulent faire carrière sur la côte Ouest ou assouvir leur passion pour l’écriture.
« J’étais journaliste en France, dit Jean-Baptiste Lasaygues, et une jeune femme rencontrée sur un groupe francophone de Facebook et qui collaborait au journal m’a invité à assister au post mortem, la fameuse séance d’évaluation de l’édition qui vient de paraître. J’ai tout de suite aimé l’ambiance et les membres de l’équipe. J’ai proposé mes services et j’ai été accepté ».
Ayant vécu une expérience similaire Julie Hauville, française d’origine, journaliste professionnelle, raconte : « J’étais venue à Vancouver pour améliorer mon anglais. Quelques mois avant de repartir, je suis tombée par hasard sur La Source dans un café. J’ai envoyé mon CV sans trop y croire. Une semaine après j’écrivais un article sur l’ouverture d’un musée des drogues à Vancouver ». Julie vient de donner naissance à une jolie petite fille et elle vit toujours dans les parages. « Mon amour pour cette ville n’a pas faibli ».
Éviter la ghettoïsation culturelle, aller à la découverte des autres
Pierre par pierre, à la force du poignet, et sous le regard attentif de Mamadou Gangué, tous ces talents bénévoles ou pigistes ont réussi à construire ce journal qu’ils continuent encore à chérir. « La Source est une famille, un lieu de vie [unique], dévoile Nalla Faye, ancienne rédactrice en chef ». Certains y ont même trouvé l’âme sœur. « C’est grâce à La Source que j’ai rencontré mon mari d’origine coréenne », révèle Gary Drechou, ancien collaborateur qui est aujourd’hui rédacteur en chef du magazine scientifique In Vivo en Suisse.
« L’autre fait marquant, c’est le caractère bilingue du journal qui donne des conférences de rédaction assez sympas en franglais », relève Nalla. « Réussir à sortir un journal à échéance régulière pendant vingt ans est une prouesse qui repose sur la volonté, l’organisation et le talent de quelques-uns », affirme Guillaume Debaene.
La vision est toujours la même, celle définie par Mr Gangué vingt ans plus tôt : parler des trains qui arrivent à l’heure, mettre en exergue les verres à moitié pleins, dans la mosaïque communautaire de Vancouver, dans le but de bâtir des ponts et afin d’éviter la « ghettoïsation culturelle ». Jean-Baptiste Lasaygues raconte : « C’est La Source qui m’a poussé à me plonger dans ces communautés, tant et si bien que j’ai épousé une Chinoise et que j’ai commencé à apprendre des langues telles que le mandarin et le japonais. Et ma prof de japonais venait de… La Source ».
« J’ai toujours refusé de m’enfermer dans une paroisse communautaire, souligne Mamadou Gangué. J’ai toujours pensé que je pouvais faire le saut en anglophonie, sans perdre ma francophonie ». Guy Rodrigue, rédacteur en chef de 2016 à 2017, reconnaît qu’il a toujours dû respecter cette ligne éditoriale. Selon Sandrine Simonnet, rédactrice en chef dans les années 2000, qui couvre actuellement la Coupe du monde féminine de football, le mandat de la diversité du journal s’appuie aussi sur la mosaïque des origines, des âges et des parcours des collaborateurs de La Source.
« Cette richesse reste un atout inestimable qui ne s’oublie pas ».
Que deviendra La Source ?
L’aventure est une prouesse, et après… Que deviendra La Source dans les vingt prochaines années ? « Un journal qui rapproche les gens au lieu de les séparer, qui fait cohabiter des langues et des cultures différentes mériterait une diffusion plus étendue », répond Jean-Baptiste Lasaygues. « J’espère qu’il continuera à cultiver des liens au-delà de Vancouver », renchérit Gary Drechou, depuis la Suisse. « Le support papier n’existera peut-être plus…. Peut-être que les gens voudront davantage de vidéos », suggère Guillaume Debaene. Peut-être que La Source aura « un visage afro-eurasien», conclut Nalla Faye.
Mamadou Gangué quant à lui tient à remercier tous ceux et celles qui contribuent à écrire cette belle histoire discrète, souvent oubliée, de la rencontre pacifique des cultures dans un Vancouver hospitalier ; en contraste avec certains replis identitaires, bruyants, perceptibles en Amérique et ailleurs dans le monde. Le fondateur de La Source tient à rendre un hommage appuyé à Monique Kroeger, née Champoux, éditrice associée et actuelle rédactrice en chef des deux sections anglaise et française du journal. « C’est la tour de contrôle. Elle est ici depuis le début. Elle est très discrète. C’est une paysagiste et horticultrice qui est restée pour son amour du journal ». Il veut aussi faire un clin d’œil à Denis Bouvier, chroniqueur, photographe et conseiller à la rédaction du journal « il a été dans le passé mon boss à Radio-Canada ».
Quoi qu’il en soit, l’esprit du 2 juin 1999 plane encore sur La Source. Il y a quelques jours, Mr Gangué a reçu ce courriel éloquent, écrit en anglais. « Je suis française et je suis arrivée à Vancouver il y a sept mois. À la recherche de nouvelles chances d’emploi, je me demandais si, dans le même temps, je pouvais aider La Source en tant que bénévole. J’aime lire, écrire et traduire ». L’aventure continue.