Pour la vingtième année consécutive, la Journée mondiale de la science au service de la paix et du développement se tiendra le 10 novembre prochain. Son but est de souligner le rôle de la science dans la société et, ce faisant, de faire participer le grand public aux débats sur les questions scientifiques émergentes.
Or il y a des personnes qui ont contribué à la science sans que cela soit nécessairement reconnu : les autochtones et leur savoir traditionnel. Les crises sanitaires et environnementales actuelles ont amené à repenser notre rapport au monde dans sa globalité et pour cette raison, ce savoir autochtone connaît un rôle grandissant. La Source s’est penchée sur ce qu’il peut apporter à la science. Dans ce contexte d’élargissement de notre compréhension de la planète et de notre lien avec elle, le savoir autochtone peut-il participer à la consolidation de nos sociétés, l’une des prérogatives de cette journée internationale ?
Un savoir millénaire et pourtant occulté jusqu’à présent
L’existence des Premières Nations en Colombie-Britannique remonte à environ 10 000 à 14 000 ans selon les sources, période pendant laquelle elles ont développé et consolidé sans cesse leur savoir. Les premiers contacts avec les colons ont réellement commencé à partir du 18e siècle. Des raquettes d’hiver aux canoës et nombre de plantes médicinales, beaucoup d’objets traditionnels autochtones et outils ont été intégrés à notre mode de vie par les colons. Plus récemment cependant, c’est une approche plus collaborative qui s’observe. Les pratiques ancestrales sont implantées dans les outils de recherche de la science dite de l’Ouest ou européenne, pour une co-création de connaissances. Charles Menzies est professeur au département d’anthropologie de l’UBC et membre de la Première nation Gitxaala. Il explique que le savoir traditionnel « est un corpus de savoirs qui croît, se développe et se forme au fil du temps en fonction des décisions prises par les hommes sur ce qu’ils observent, ce qui fonctionne, et la meilleure façon d’agir ».
Début octobre 2020, une carte collaborative des risques liés aux tsunamis a été dévoilée par un district régional de l’île de Vancouver. Elle a été réalisée conjointement avec deux communautés autochtones locales en utilisant leurs savoirs oraux transmis de génération en génération. S’il n’était pas directement engagé dans ce projet, Charles Menzies indique qu’il est important d’écouter ceux qui sont directement en lien avec l’environnement sinon, dit-il, «on bascule vers un savoir différent qui met l’accent sur la théorie, les principes, plutôt que le détail de la connaissance ».
Tyler Jessen, candidat au doctorat au laboratoire de sciences appliquées de l’Université de Victoria, donne l’exemple de l’imbrication entre le savoir traditionnel et l’approche scientifique dite européenne avec l’une de ses recherches sur le territoire des Kitasoo. Les chèvres de montagne y sont menacées par le changement climatique. Or les données sur celles-ci sont très limitées en raison de la nature sauvage qui en limite l’accès. Son équipe a donc d’une part effectué des relevés par les airs et d’autre part en intégrant des rencontres avec des locaux ayant des dizaines d’années d’expérience au contact de ces animaux. « Cet exemple montre que l’information scientifique et le savoir traditionnel peuvent être complémentaires et améliorer notre compréhension des espèces et des écosystèmes », exprime-t-il.
Science autochtone ou savoir autochtone ?
Peut-on alors parler de « science autochtone » ? Le professeur Menzies ne voit pas d’erreur dans l’appellation « science autochtone » bien qu’il pondère en déclarant qu’il a « une vue très large » de la science. « La science autochtone est simplement une autre manière que nous avons d’observer, de tirer des conclusions, et ensuite d’agir selon ces observations, c’est de la science ». Il donne alors l’exemple de l’une de ses recherches dans le nord de la province en terre autochtone lors de la cueillette des champignons. « Celle-ci n’est pas une méthode “traditionnelle”. Cependant, c’était la connaissance du terrain, le pouvoir de l’observation, et la familiarité avec l’endroit qui a permis (N.D.L.R. : lors de cette étude) au peuple Nisga’a d’avoir de bonnes récoltes », précise-t-il.
Tyler Jessen utilise quant à lui séparément les termes sciences et autochtones. Il décrit plutôt comment le savoir autochtone et la science peuvent s’imbriquer et interagir à différents stades de la recherche. « Lorsque les hypothèses sont formées, le savoir autochtone peut faire émerger des idées nouvelles, (les autochtones) peuvent proposer des lieux de recherche nouveaux, et peuvent tirer des conclusions différentes » grâce à leurs modes de vie différents des chercheurs non-autochtones.
Un professeur associé au département des programmes éducatifs de l’UBC, spécialiste des questions autochtones donne en coulisse une opinion différente. Pour lui, « ajouter des adjectifs pour modifier le mot science ne rend pas la chose nommée une science. Ajouter “autochtone” pour modifier science ne rend pas le courant de pensée de l’Ouest et ses pratiques plus scientifiques ou autochtones ». Il en appelle également à la diversité des peuples autochtones, notamment dans la province de Colombie-Britannique où l’on en compte près de 200, et leurs nombreuses différences. « Elles ne peuvent toutes être mises sous la même bannière parce que leur indigénéité n’opère que sur leurs terres grâce auxquelles elles sont devenues des Premières Nations ». Il concède cependant la possibilité d’»indigénisation» de la recherche car ces milliers de groupes claniques ont chacun leurs façons de faire.
Science et paix ?
Si le terme de paix compris dans le titre de cette journée internationale est vague, Tyler Jessen estime que la science peut y amener. « Beaucoup de peuples autochtones dans le monde ont perdu leur autorité politique pour la gestion de leurs territoires. La possibilité pour eux de retrouver cette autorité est essentielle pour leur affirmation. Reconnaître que leur savoir, élaboré sur ces générations et adapté à leur territoire a de la valeur est un pas important vers “la paix”. Mais c’est seulement une petite part d’un processus très complexe de paix et
de réconciliation ».