Prenez de la viande Halal et ajoutez-y chaque jour une pincée de laïcité française accommodée à toutes les sauces. Après une bouchée, vous vous apercevrez rapidement que cette recette audacieuse est d’un bien mauvais goût. La raison ? Les ingrédients n’ont rien à voir ensemble !
Alors que la question religieuse a un temps défrayé la chronique au Canada et fait régulièrement l’actualité en France, le débat de société est souvent le fruit de débordements identitaires, d’incompréhensions et d’erreurs d’interprétation qui nuisent à sa qualité. Résultat, beaucoup ont un avis, mais peu savent vraiment.
Michel Ducharme, professeur agrégé d’Histoire à l’Université de Colombie-Britannique et Jean Baubérot, sociologue français, se proposent donc d’éclairer nos lanternes en comparant les situations canadiennes et hexagonales. Si leurs propos ne peuvent être pris comme paroles d’évangile, liberté d’opinions oblige, ils ont au moins le mérite de clarifier le flou artistique qui a tendance à régner.
Michel Ducharme, quels sont les rapports entre l’Etat, les provinces et la religion au Canada ?
Il n’y a pas de religion officielle au Canada. Il n’y a pas non plus de relation formelle entre l’État que ce soit au niveau fédéral ou provincial et les différentes églises et groupes religieux. Il ne reste d’ailleurs presque rien des privilèges jadis accordés à l’Église catholique ou aux Églises protestantes. Certains de ces privilèges ont été étendus à tous les groupes alors que d’autres ont été abolis.
Jean Baubérot, à l’instar d’une dizaine d’autres pays dans le monde, la France est un Etat constitutionnellement laïque. Qu’est-ce que cela implique et pourquoi parle-t-on alors d’exception française ?
L’expression de “laïcité exception française” est apparue en 1989 chez des philosophes captant pour eux mêmes l’étiquette de “républicain”. Elle aboutit à des contre-vérités manifestes. Dans un historique de la laïcité française, le Haut Conseil à l’Intégration, organisme officiel, reprend ce thème de l’ « exception française » et affirme « qu’objet d’étonnement pour le monde », la loi de séparation des Églises et de l’Etat de 1905 a été imitée par le Mexique… qui a opéré cette séparation en 1859 !
Il s’agit donc d’un slogan, lié à un repli identitaire et nationaliste, d’un stéréotype véhiculé sans réflexion, typique d’une méconnaissance du sujet que l’on prétend aborder. En fait, les principes constitutifs de la laïcité : la liberté de conscience, la citoyenneté sans implication religieuse, la neutralité-impartialité de l’Etat envers les différentes religions et convictions, la séparation, sont plus ou moins réalisés dans les différents pays démocratiques, même quand le terme de « laïcité » n’est pas explicitement utilisé.
Michel Ducharme, comment expliquez-vous que dans deux pays occidentaux comme le Canada et la France, nous puissions envisager la question religieuse de façon si différente avec une juridiction éloignée ?
D’abord, il faut reconnaître que le débat sur la laïcité au Canada n’a jamais eu la même résonnance qu’en France. Premièrement, la place de l’Église officielle en Grande-Bretagne et en France a été très différente au cours des 18e et 19e siècles. La reconnaissance d’Églises officielles en Grande-Bretagne s’est accompagnée de la reconnaissance du principe de tolérance dès 1689. En France, malgré les persécutions de l’Église catholique lors de la Révolution, l’Église a été en partie rétablie sous Napoléon avec la signature d’un concordat avec le Saint-Siège qui a scellé une certaine union de l’État et de l’Église. Bref, le Canada s’est développé dans un cadre constitutionnel beaucoup plus favorable à la tolérance religieuse que la France, malgré quelques épisodes de violences et quelques législations malheureuses contre certains groupes.
C’est au Québec que la question religieuse est débattue avec le plus de force. Le débat sur la laïcité n’a vraiment décollé au Québec qu’en 2007, dans la foulée du débat sur les accommodements raisonnables. La question de la laïcité a alors été reprise par un parti de droite (l’Action démocratique du Québec/ ADQ) et a été incorporé dans un discours national basé sur l’ethnicité. Or, ce discours s’est montré payant électoralement.
Ce qu’il y a d’intéressant dans le débat actuel au Québec, c’est que le PQ, un parti de centre-gauche, ait adopté la conception de la laïcité telle que défendue par la droite et l’extrême-droite française. Dans ce contexte, l’idée d’adopter une charte de la laïcité n’est pas promue pour assurer l’égalité de tous les citoyens face à l’État. Elle s’inscrit plutôt dans un projet national précis qui a réintroduit une identité plus ethnique et qui entend protéger la société québécoise d’origine française contre la « menace » que représentent les autres religions, principalement l’Islam, même si les musulmans ne forment qu’une infime portion de la population québécoise, soit un peu plus de 1.5% de la population.
Jean Baubérot, dans quel contexte et pourquoi a-t-on créé la laïcité en France ?
Depuis le XVIe siècle, l’idée que la France est une nation catholique, « la fille aînée de l’Eglise », est contestée. De longs conflits politico-religieux ont été marqués par les guerres de religions, la Révocation de l’Edit de Nantes, la continuation de persécutions politico-religieuses au XVIIIe siècle au nom du catholicisme, puis la lutte contre les religions révélées sous la Révolution française. La IIIe république marque la victoire des anticléricaux. Les mesures de laïcisation diminuent le pouvoir de l’Église catholique et la dénonciation du Concordat en 1905 montre que l’identité nationale de la France n’a pas de dimension religieuse. Mais, en même temps, la rupture de ses liens avec l’Etat, permet à l’Église catholique d’acquérir une liberté qu’elle n’avait jamais eu par rapport au pouvoir politique. La laïcité a donc été un dépassement du conflit des deux France et progressivement l’Eglise catholique s’y est ralliée. En 1946, elle a été inscrite dans la Constitution avec l’accord de la hiérarchie catholique
Michel Ducharme, au Canada, chaque personne est libre de porter un signe religieux apparent dans la sphère publique. Cela crée-t-il certains problèmes au quotidien entre les populations ? Qu’en est-il de la situation avec le kirpan (poignard symbolique que les élèves sikhs sont autorisés à porter en classe) ?
Dans l’ensemble, les conflits entre les différents groupes religieux ont généralement fini par se régler de manière pacifique, même si cela a parfois nécessité l’intervention des cours de justice. La question du droit des membres de la GRC de porter un turban sikh ou le droit des enfants de porter le kirpan à l’école en sont de bons exemples. Ces questions ont été soulevées, débattues, pour ensuite disparaître de l’actualité.
D’une manière générale, la question de la présence de signes religieux dans la société est davantage débattue au Québec que dans le reste du Canada. La volonté du gouvernement du Québec d’adopter une loi pour interdire le port de symboles religieux par les employés de l’Etat, le débat autour de la présence du niqab au Québec et la discussion entourant la présence du crucifix à l’Assemblée nationale démontrent que la question de la présence de signes religieux dans la société québécoise n’est pas encore résolue. La remise à jour du débat sur la présence de la viande kasher ou halal au Québec par le Parti Québécois au cours des dernières semaines démontre quant à elle que la question des accommodements raisonnables n’a pas été réglée en 2007-2008.
Jean Baubérot, en France, le débat actuel sur la laïcité porte essentiellement sur les rapports entre l’Etat et l’Islam. Selon vous, ce débat est-il conforme à l’esprit de la laïcité ?
La France a été à la fois une République et un Empire, le deuxième du monde. La République avait des citoyens et l’Empire des sujets, auxquels la loi de 1905 n’a jamais été appliquée, malgré la demande de certains musulmans en Algérie. Cela produit un effet boomerang. De plus, il faut comprendre que la France vit une mutation considérable : en 50 ans elle est passée de ce statut de second empire du monde à celui de puissance moyenne et d’une nation qui se pensait comme issue des Gaulois à un pays pluriculturel. La minorité dite « musulmane » (de religion ou de culture) représente environ 8% de la population. Tout cela ne peut s’effectuer sans tâtonnements ni tensions, surtout que la situation internationale est difficile : la France est moins éloignée du Proche-Orient, épicentre des conflits politico-religieux, que Vancouver de Montréal.
La réalité est contradictoire : d’un côté, l’islam acquiert, progressivement, les mêmes droits que les autres religions. Mais d’un autre côté, il existe une crispation où l’on glisse de la neutralité de la puissance publique à une certaine neutralité de l’espace public. Cela est contraire à la loi de 1905 et, par exemple, la loi de 2010 interdisant le port du voile intégral dans l’espace public n’invoque pas la laïcité, parce que tous les juristes consultés ont déclaré que la laïcité, dans l’espace public, impliquait la liberté de conscience. Seule une certaine conception de l’ordre public est donc invoquée. Il n’empêche si, juridiquement il ne s’agit pas d’une loi laïque, médiatiquement elle est présentée comme telle.
Michel Ducharme, avec la forte immigration présente au Canada, le pays ou les provinces sont-elles en train de revoir leur modèle afin de s’adapter à la nouvelle situation sociétale ?
Ce ne sont pas tellement les gouvernements qui ont tâché d’ajuster leurs politiques à l’égard des droits religieux au Canada au cours des dernières années, mais la Cour suprême qui les a forcés à le faire. Dans l’ensemble, les décisions de la Cour suprême ont eu tendance à reconnaître l’importance des droits religieux au cours des dernières années.
Jean Baubérot, l’interdiction de porter le signe religieux de son choix à l’école ou au travail est-elle une bonne chose pour préserver la cohésion sociale ? En autorisant cette possibilité, serait-on encore dans un état laïque ?
Il faut distinguer les deux lieux. J’ai, certes, déjà émis des réserves sur la loi de 2004 interdisant les signes ostensibles à l’école publique. Mais au moins, cela se limitait à l’institution scolaire et à des jeunes filles mineures, puisque le port de ces signes reste autorisé à l’Université. Il existe actuellement, des tentatives, mais heureusement aucune loi, pour interdire le port du foulard dans certaines professions. Outre l’atteinte à la liberté de conscience que cela impliquerait, cette interdiction serait totalement contre-productive, même dans une perspective hostile au port du foulard. En effet, des interdictions professionnelles empêcheraient des femmes musulmanes d’être dans le marché du travail, qui est un facteur important d’autonomie des femmes. Cela obligerait à travailler uniquement dans le cadre d’organismes « musulmans » celles qui souhaitent pouvoir travailler ailleurs.
Jean Baubérot et Michel Ducharme, selon vous, quelles sont les solutions à apporter ou les choses à améliorer ?
Jean Baubérot : Il faut retrouver ce qu’Aristide Briand appelait « une laïcité de sang-froid », capable d’affronter rationnellement les incidents que certains médias transforment en « affaires » et faire prévaloir la raison sur une émotion, d’ailleurs largement formatée. Ainsi, il y a eu en France quelques cas (moins d’une dizaine) de prières de musulmans dans la rue le vendredi, dûs à l’insuffisance du nombre de mosquées et de salles de prières, même si on en construit peu à peu. Suite à des déclaration de la leader d’extrême droite, Marine Le Pen, des médias ont engagé tout un débat passionnel sur « les prières dans la rue sont-elles contraires à la laïcité ? » Après quelques mois, un sondage a demandé à un échantillon représentatif de français quel était, à leur avis, le nombre de lieux où les musulmans priaient dans la rue. La réponse moyenne a été… 185 (Marine Le Pen, elle-même avait dit : « 10 ou 15 endroits ») ! Voilà comment se développent des croyances fausses qui polluent tout débat.
Il faut recentrer la laïcité sur les libertés laïques : la laïcité s’impose aux religions par la liberté et non par la répression, hormis des troubles avérés à l’ordre public démocratique.
Michel Ducharme : Je dirais que la première solution réside dans l’acceptation par tous que tous les citoyens sont égaux en droit. La deuxième est de favoriser le dialogue entre les différents groupes. Il est clair que la population canadienne sera de plus en plus diversifiée à tous les niveaux dans l’avenir. La meilleure façon d’apaiser les tensions qui pourraient survenir entre différents groupes est d’établir des ponts entre eux. Tout le monde sait que les gens ont généralement moins peur de ce qu’ils connaissent que de ce qu’ils ne connaissent pas. La troisième est de s’assurer que les médias ne transforment pas des incidents plutôt insignifiants en des questions fondamentales comme ce fut le cas lors de la crise sur les accommodements raisonnables au Québec en 2007.
—
Jean Baubérot a publié La laïcité falsifiée, aux éditions La découverte
Et avec Micheline Milot, Laïcités sans frontières, aux éditions du Seuil.