La « Bell » vie

Lorsque Justin Trudeau fit sa sortie contre Bell Média, au début du mois, j’avoue avoir connu un rare moment d’admiration envers notre premier ministre fédéral. Un instant de satisfaction jamais égalé depuis son avènement. Pour une fois, après toutes les bévues par lesquelles il nous a fait passer, j’étais fier de lui. Je me suis dit : somme toute il n’est pas si mal que ça notre Justin. Malgré les sondages qui sont loin de lui être favorables, je pense maintenant percevoir à l’horizon une petite lueur d’espoir. Avons-nous enfin le premier ministre que nous méritons ?

Sa colère et son irritabilité envers Bell m’ont paru sincères. D’une ardeur et d’une conviction exemplaires, il est monté aux créneaux et a fini par sortir de ses gonds en apprenant que Bell Canada a choisi d’éliminer 4 800 emplois, de mettre fin à des bulletins régionaux de nouvelles télévisées et de se débarrasser de la moitié de ses stations radiophoniques. « A garbage decision » selon notre premier ministre. Ce dernier s’est dit furieux et pour une fois je ne pense pas qu’il jouait la comédie. Ses cours d’art dramatique n’ont pu, à eux seuls, accomplir pareil miracle.

Au fur et à mesure de la progression de son aparté, son ton montait de décibel en décibel. Puis, sachant qu’il tenait le bon bout, il est reparti de plus belle : une décision de la sorte n’est ni plus ni moins qu’une atteinte à la démocratie, une dégradation du journalisme et la destruction de nombreuses communautés, a-t-il fait comprendre sans ambages. Bref, Bell, de manière bien méritée, en a pris pour son grade. Autrement dit : Bell s’est durement fait sonner les cloches.

Une enseigne de Bell Média à Toronto | Photo par Obert Madondo

Justin, par sa sortie contre Bell m’a donc impressionné. Mon intention était de lui envoyer un petit mot pour le féliciter. Mais quelqu’un de mon entourage me fit gentiment remarquer qu’un jour auparavant, David Eby, notre premier ministre provincial, avait déjà dénoncé en termes virulents et éloquents la décision de Bell. Or il se trouve qu’à quelques nuances et verbiages près, les deux hommes disaient plus ou moins la même chose. Pourrait-on penser que leurs esprits se soient par hasard rencontrés ou qu’au contraire l’un se soit inspiré de l’autre par manque de créativité ? Remarque purement spéculative, je l’admets, mais qui méritait d’être soulignée quand même. Qu’importe : l’imitation est la forme de flatterie la plus sincère, disait Oscar Wilde. De plus, comme le veut le dicton, mieux vaut tard que jamais.

Tout mon petit monde est bien d’accord : ce n’est pas beau ce que Bell a fait. Mais peut-on, dans une société où le capitalisme sauvage règne en maître, s’attendre à mieux de la part de corporations dont le principal objectif est d’accumuler les gains ? Parmi ces gens-là, monsieur, on ne fait pas de sentiment, on ne perd pas, on profite.

Le narratif corporatif en principe, d’après ce que je crois comprendre, s’énonce ainsi : nous nous sommes fait des millions sur le dos de braves gens, aux dépens de larges communautés, merci, nous avons apprécié. Nous avons pressé le citron au maximum pour en tirer tout son jus. Merci encore une fois, merci. Maintenant ce n’est plus rentable. Dans ces conditions vous ne servez à rien. Adieu, on vous aimait bien. Votre sort ne nous préoccupe en aucune manière. Votre soudaine inutilité nous oblige à vous envoyer paître où bon vous semblera. Traitez-nous d’ordures si ça vous chante. Toute la misère et la douleur que peuvent causer nos décisions, aussi regrettables qu’elles soient, ne peuvent supplanter le besoin immédiat que nous éprouvons à nous débarrasser de tout ce qui nous paraît superflu. Vos récriminations, nous les jetons à la poubelle. Vos soucis ne sont plus notre problème mais celui des gouvernements. Nos mains sont sales et nous avons l’intention comme Ponce-Pilate de nous les laver dès que possible même en cas de sécheresse. À bon entendeur salut.

Voici donc, résumée en quelques mots, et de manière volontairement caricaturale, la mentalité des grosses corporations, qu’elles soient nationales ou multinationales. Bell appartient à ce groupe mercantile et n’hésite pas à se dégager de toute responsabilité sociale, morale et citoyenne quand bon lui semble. Sans souci, Bell peut ainsi
repartir de plus belle.

Mais alors que peut-on faire face à un comportement aussi répréhensible ? Plus qu’on ne le pense. Voter en faveur d’un parti et de son chef qui seraient prêts à lutter contre toute corporation allant à l’encontre de l’intérêt public serait judicieux, de bon augure, de bon aloi et, surtout, un bon début. Le boycott, en tant qu’arme de persuasion, n’est pas une impossibilité à négliger.

Monsieur le Premier Ministre, merci encore une fois de votre intervention. Bell, en aucune façon, ne mérite de l’échapper belle.