Diplomate, réfugié, enseignant, juge de la citoyenneté. Le sénateur Thanh Hai Ngo a vécu toutes ces vies, et quelques autres, au cours d’une carrière qui lui a permis d’accomplir de grandes choses au Canada, mais pour laquelle il a dû sacrifier une vie dans son pays natal, le Vietnam. Avant son départ à la retraite, le 3 janvier 2022, SenCAplus a rencontré le sénateur Ngo pour discuter de sa vie, de ses contributions au Canada et de l’héritage qu’il laisse.
Vous êtes né au Vietnam en 1947 et avez travaillé dans le sud du pays au cours d’une période très sombre. Comment êtes-vous arrivé au Canada ?
En 1973, j’étais en poste à Bangkok, en Thaïlande, comme diplomate pour la république du Vietnam. J’étais attaché de presse et chef du bureau politique. En 1975, quand le Viêt-cong a pris le pouvoir, je suis devenu persona non grata, alors j’ai dû partir.
Plusieurs pays m’ont accepté; certains m’ont même offert un emploi. Mais finalement j’ai choisi le Canada parce que, dans le cadre de mes fonctions de diplomate à Bangkok, j’avais collaboré étroitement avec l’ambassade canadienne et le chargé d’affaires m’a dit : « Pourquoi ne viens-tu pas au Canada ? »
Il a ajouté : « Si tu viens au Canada, tu pourras te rendre au travail en patinant sur le canal. » Je lui ai répondu : « Pardon ? En patinant sur le canal ! Il doit vraiment faire froid au Canada. » Je n’avais pas idée !
Toutefois, il m’a dit quelque chose qui m’a vraiment plu : « Tu es bilingue, alors, si tu viens au Canada, tu pourras utiliser tes connaissances et te trouver très facilement un emploi. » Il m’a suggéré de m’installer à Ottawa.
Je suis arrivé à Ottawa en 1975. Le 27 mai 1975, à 3 h, à l’aéroport d’Ottawa. Un agent d’immigration était censé nous y attendre, mais, comme il était 3 h, personne n’y était. J’ai donc pris un taxi avec ma femme et mes deux enfants, qui avaient deux ans et six mois à ce moment-là, puis j’ai dit : « Menez-nous à l’hôtel, peu importe lequel, cela m’est égal. » Savez-vous à quel hôtel le chauffeur m’a emmené ? Le Château Laurier. Le lendemain, je suis allé voir l’agent d’immigration pour remplir les papiers.
Vous étiez diplomate. Vous parliez français et anglais. Vous aviez même étudié à la Sorbonne, à Paris. Était-ce relativement facile de trouver du travail ?
Quand je postulais à des emplois, peu importe où j’allais, on me disait : « Désolé, monsieur, mais vous êtes surqualifié », ou « Non, vous n’avez aucune expérience au Canada. » Je répondais : « Si vous ne m’embauchez pas, comment vais-je acquérir de l’expérience au Canada ? »
La principale phrase que j’entendais était très triste, à savoir : « Oh, voilà un autre immigrant qui est venu ici pour voler les emplois des Canadiens. » C’est extrêmement dommage. Toutefois, en tant que réfugié, on ne prend pas cette phrase au sérieux.
Enfin, je me suis présenté au ministère de l’Éducation, qui m’a demandé de suivre quelques cours, qui a évalué mes compétences en français et qui m’a délivré un brevet d’enseignement provisoire. J’ai commencé à enseigner en 1976 et j’ai pris ma retraite en 2003–2004.
Votre retraite ne semble pas avoir duré puisque vous avez ensuite commencé à statuer sur les demandes d’admissibilité à l’assurance-emploi pour les travailleurs qui ont vu leur première demande rejetée.
J’ai été nommé président du conseil arbitral de l’assurance emploi de l’Ontario. Lors des audiences, il y avait un représentant du travailleur et un représentant du gouvernement; je les écoutais, puis je donnais mon avis. Il faut connaître les règles et les lois qui régissent l’assurance-emploi et comprendre la situation de chaque personne parce que tous les cas sont différents. L’idée, c’est d’écouter parce que le demandeur n’a pas l’occasion de parler à qui que ce soit, sauf au représentant du gouvernement. Il faut tenir compte du côté humain.
Ensuite, vous êtes devenu juge de la citoyenneté, jusqu’à ce que vous receviez un appel spécial. Comment avez-vous attiré l’attention du premier ministre ?
À ce moment-là, j’étais très impliqué auprès de la communauté vietnamienne. J’étais président de la communauté canado-vietnamienne d’Ottawa-Hull, qui s’occupe des réfugiés qui viennent ici pour trouver un emploi et qui les aide à remplir leurs demandes, à préparer leurs entrevues, etc.
De surcroît, je défendais aussi la démocratie pour les habitants du Vietnam. Ainsi, j’avais d’excellents liens avec la communauté. De plus, comme je collaborais régulièrement avec des députés, je leur demandais notamment de soulever des questions au Parlement concernant les violations des droits de la personne au Vietnam. Les députés étaient aussi impliqués auprès de la communauté, ils participaient à nos activités, etc.
Après avoir donné ma première entrevue, un mercredi, j’étais assis à mon bureau quand soudain j’ai reçu l’appel de la cheffe de cabinet adjointe du premier ministre Stephen Harper. Elle m’a dit : « Juge Ngo ? » J’ai répondu : « Oui ? » « Le premier ministre aimerait vous parler dans 10 minutes. Cela vous convient-il ? Avez-vous le temps de prendre l’appel ? »
À 11 h précises, comme on me l’avait dit, j’ai reçu l’appel. Nous avons parlé brièvement de la météo, puis le premier ministre m’a dit : « Nous savons que vous êtes impliqué auprès de la communauté et que vous défendez les droits de la personne, alors j’aimerais vous nommer au Sénat. Acceptez-vous ? »
J’ai répondu : « Monsieur le premier ministre, puis-je avoir du temps pour y réfléchir ? » Il m’a dit : « Oui, bien sûr. Vous avez le temps d’y penser. Je vous donne 15 minutes. »
J’ai appelé ma femme et j’ai parlé au juge principal pour leur dire que j’avais reçu un appel du premier ministre et que je ne pouvais pas refuser son offre !
C’est vraiment un très grand honneur d’occuper ce poste. Je suis arrivé ici en tant que réfugié, j’ai travaillé d’arrache-pied et j’ai défendu mes principes. Si quelqu’un reconnaît mon travail et mes principes et me
demande de faire quelque chose, je ne peux vraiment pas refuser, surtout s’il s’agit du premier ministre. Ensuite, une fois au Sénat, j’ai constaté que le travail que j’accomplissais était très gratifiant, puis j’ai fini par y passer 10 ans.
Une partie de ce travail a mené à l’adoption de votre Loi sur la Journée du Parcours vers la liberté en avril 2015.
Cette journée souligne le jour où des réfugiés vietnamiens ont commencé à arriver au Canada après la chute de Saïgon le 30 avril 1975 et elle vise à rendre hommage aux Canadiens qui nous ont accueillis à bras ouverts et qui nous ont acceptés. À ce moment-là, environ 60 000 Vietnamiens sont arrivés au Canada en un an. C’est beaucoup de gens. Nous sommes reconnaissants de leur accueil chaleureux. C’est pourquoi la communauté vietnamienne redonne maintenant à la communauté. Nous parrainons des Syriens, des Afghans… Nous redonnons à la communauté. Nous sommes reconnaissants de ce que les Canadiens ont fait pour nous. C’est maintenant à notre tour d’aider les autres.
Vous n’êtes jamais retourné au Vietnam.
Non.
Le Sénat a reçu beaucoup de mesures législatives de dernière minute, et, malheureusement, vous n’avez pas pu donner votre dernier discours au Sénat. Qu’alliez-vous dire ?
J’avais plusieurs personnes à remercier : mes collègues du Sénat et toutes les personnes qui appuient notre travail, le premier ministre Harper pour sa confiance et, bien sûr, mon ancien personnel et mon personnel actuel. Toutefois, j’aurais d’abord voulu remercier ma merveilleuse famille : mes quatre enfants, Phuong, Thy, Uyen et Huy Gabriel, et mes charmants petits-enfants. Surtout, j’aurais remercié tout particulièrement ma chère femme, Hong Nga, de son soutien indéfectible et de ses conseils honnêtes.
Nous devons chérir notre diversité, qui forme le tissu multidimensionnel et multiculturel de la société canadienne. Nous devons intégrer notre culture au tissu canadien pour renforcer le pays. Nous devons reconnaître la force qui réside dans nos différences parce que c’est grâce à elles que nous pouvons innover, nous enrichir mutuellement et grandir.
Pour reprendre les sages paroles de Confucius : « Sachant ce qui est juste, ne pas le faire démontre l’absence de courage ou de principes. » J’ai toujours fait de mon mieux pour rester fidèle à mes principes parce que, en définitive, c’est l’héritage que nous laissons qui marquera notre passage.
SOURCE : SenCAplus