Comme tant d’autres qui lisent encore sur papier, j’ai ouvert le journal pour y trouver que cent soixante mille arbres du Parc Stanley seraient prochainement enlevés. Cinq millions de dollars pour nous prémunir contre le risque que les arbres morts poseraient au public. Sans parler du risque d’incendie dont nous avons déjà traité au futur dans cette chronique.
En cause : l’arpenteuse. Une sorte de papillon de nuit local dont les larves voraces se nourrissent du feuillage de la pruche. Le Hemlock est une essence endémique de Vancouver pouvant atteindre 70 mètres. En festoyant dans les cimes par millions, les chenilles du papillon terrassent les géants. Pour éviter les drames, la ville a décidé
de couper ces morts sur pied. Faut-il en pleurer ?
Si vous lisez ces lettres en français, probablement avez-vous élu domicile à Vancouver pour échapper à l’ennui, fuir la bêtise, pour apprécier la qualité de l’air, les paysages et la pluie rassurante ou l’opulence prétentieuse de la « bissi ». Le Parc Stanley est le joyau de cette terre choisie, un havre de paix en commun, un coin de paradis. Le massacre en cours de la forêt urbaine mérite bien quelques larmes.
Un samedi de match, j’ai marché pour me faire ma propre idée. J’ai arpenté le parc deux fois, perdu comme le castor dans une forêt que je ne reconnaissais pas. Je n’ai retrouvé ni la densité, ni les couleurs du bois. Le sombre a cédé la place aux ocres, bruns et terracotta. Des teintes de sang jonchent le site soi-disant « traité », comme disent les forestiers. Sous la canopée décimée, la lumière envahit l’espace. J’imagine déjà un sol de poussière à l’été, lorsque l’humus piétiné et le paillis de bois abandonné seront déshydratés par la canicule.
Je n’ai pas reconnu l’air non plus. Un parfum de scierie confond mon esprit. Les bons souvenirs des jours de menuiserie sont chamboulés par la vue des engins de mort garés juste là. Des machines de guerre mises au point par l’ingénierie forestière, mises aux poings de l’industrie du bois pour couper, tronçonner, défoncer et empiler les corps de pruches, de cèdres et de pins. En levant la tête, je découvre les cimes des orphelins qui se balancent, esseulés comme fous sous l’effet d’une brise. Je comprends alors que l’éclaircissement aura pour effet de laisser les bourrasques sévir en toute impunité. Je n’ose imaginer la prochaine tempête côtière. En 2006, elle avait couché dix mille arbres. Sous l’effet d’un climat toujours plus violent, combien d’arbres vont tomber ?
Et puis il y a le son qui, comme l’air et le vent, ne rencontre plus aucune résistance. J’entends le bruit froid et anxieux de la ville, des moteurs imbéciles pouffant à trois cents mètres. En coupant ces arbres, la ville assiège un peu plus la forêt. Les humains – auteurs et collaborateurs – de ce malheur ne comprennent pas ce que vit le castor. Ce même jour, on a vu l’animal traverser la piste cyclable. Dépité, défait, hagard comme celui qui vient de perdre sa maison, sa famille et son héritage. Faut-il s’en émouvoir ? Ou faut-il se fâcher ?
Si l’arpenteuse prolifère tant, c’est bien parce que le changement climatique s’aggrave. Si le réchauffement climatique s’aggrave, c’est que nous laissons les vendeurs de mensonges envahir notre quotidien, équiper chaque arrivant d’une voiture pour qu’il traverse tranquillement le plus beau parc urbain au monde sans jamais avoir à le regarder, le sentir ni l’apprécier. L’espèce invasive qui tue la pruche ne s’appelle pas l’arpenteuse, elle s’appelle la pétrolière.
J’ai entendu dire : « Ces arbres sont morts, cher monsieur. Autant les couper, puis les vendre. Ça repoussera ! ». Ça repoussera l’échéance, ça, c’est sûr. Dans le scandale démocratique local d’une commission des parcs élue puis démantelée sans explications avant que ne commencent les coupes, dans le contexte d’un risque d’incendie très élevé, d’une pénurie mondiale d’équipements de lutte contre les feux, des catastrophes climatiques promises… Je me demande si tout ça n’est pas fait avec des pieds colons ? Éduquer, informer puis écouter la population. Réglementer la circulation en voiture dans le parc : pour le symbole, pour la pédagogie, pour la préparation. Je me demande…
Méfiance ! À ne voir dans les arbres morts ou vivants – alors que les arbres sont bien des morts-vivants – qu’un simple risque combustible, la logique nous poussera à tout raser. Une pétition circule actuellement pour demander l’arrêt immédiat des opérations. Visiter le parc à pied ou à vélo pour se faire son idée, s’émouvoir et réfléchir, c’est déjà une manière d’agir. Une manière de prendre soin de chez nous.
Aloïs Gallet est juriste, économiste, co-fondateur EcoNova Education et Albor Pacific et conseiller des Français de l’étranger.