Elie Wiesel : « Qui écoute un témoin le devient à son tour »

Elie Wiesel.
Photo par the Boston University alumni.

Bien avant d’obtenir le Prix Nobel de la Paix en 1986, Elie Wiesel n’était qu’un numéro parmi tant d’autres: A-7713. Un matricule perdu dans l’horreur du camp d’extermination d’Auschwitz où il perdit plusieurs membres de sa famille et certaines de ses illusions. A 83 ans, le natif de Sighet, en Roumanie, continue aujourd’hui de parcourir le monde pour témoigner et lutter contre l’indifférence, où qu’elle soit. A l’occasion de sa venue à Vancouver le 10 septembre pour une conférence organisée par la Jewish Federation, le plus célèbre rescapé de l’Holocauste, également professeur et romancier, revient sur sa mission actuelle, ses expériences et ses espérances.

 

La Source : Vous êtes invité à Vancouver ce 10 septembre pour tenir une conférence. De quoi sera-t-il question ?

Elie Wiesel : Il sera probablement question d’actualité et de mémoire. Cela reste important de délivrer un message, pas seulement pour le peuple juif, mais pour la noblesse de l’être humain. J’ai toujours plaisir à venir à Vancouver qui est une très belle ville avec des gens fort sympathiques.

L.S. : Dans votre livre La nuit, traduit dans le monde entier et écoulé à plusieurs millions d’exemplaires, vous écrivez : « Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert. » Aujourd’hui, avez-vous encore la foi et des rêves ?

E.W. : Je conserve la foi, mais il s’agit d’une foi blessée. Je conserve cette croyance car je souhaite inscrire mes pas dans ceux de mes parents et grands-parents. Quant aux rêves, j’en ai pour mes lecteurs, mes élèves et pour l’avenir. L’histoire que nous racontons appelle un passé terrible qu’il est nécessaire de rappeler pour faire naître l’espoir. On peut vivre sans amour, difficilement certes, mais pas sans espérances.

L.S. : Pensez-vous que l’homme évolue ?

E.W. : Il peut changer de comportements, notamment en tirant des leçons des expériences passées. Je pense que nous avons davantage conscience aujourd’hui des droits de l’Homme. Pour autant, nous restons soumis à des passions internes qui peuvent être dévastatrices. J’aime ce mot de conscience. Quelqu’un a dit un jour que la conscience était une invention juive. Il s’appelait Hitler. Je suis au moins d’accord avec ça.

L.S. : Etre prix Nobel de la paix confère une autorité morale. Votre voix porte, mais avez-vous le sentiment qu’elle soit entendue au point d’être suivie d’effets ?

E.W. : Cela apporte une audience. On m’écoute aujourd’hui plus qu’avant, ou au moins on fait semblant. Avant cela, j’avais parfois l’impression de prêcher dans le désert. Un de mes plus beaux souvenirs reste celui de janvier 2000, lorsque la Chambre du parlement allemand m’a invité le jour de l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Après avoir reconnu tout ce que l’Allemagne avait fait de bien pour les Juifs et Israel après la guerre, je me suis tourné vers le Président de l’assemblée pour lui demander pourquoi l’Etat ne s’excuserait-il pas officiellement envers les Juifs. Peu après, le Président Johannes Rau a solennellement demandé le pardon d’Israël pour la Shoah lors d’un discours au parlement israélien.

L.S. : Concernant l’actualité, vous avez récemment demandé à Obama d’intervenir en Syrie. Pensez-vous réussir à le convaincre à quelques mois des présidentielles ?

E.W. : Je l’espère toujours. J’étais d’ailleurs avec lui il y a encore quelques semaines. Avec un engagement rapide, je lui ai rappelé que nous aurions pu empêcher la Shoah. Alors qu’Assad continue de massacrer son peuple, il est temps de faire quelque chose.

L.S. : Pour ce qui est du Canada, vous avez rejoint en juin dernier un groupe de leaders juifs pour protester contre la limitation des soins médicaux accordés aux réfugiés en provenance de certains pays. Prévoyez-vous de vous entretenir prochainement avec le ministre de l’immigration pour tenter de changer la donne ?

E.W. : Je ne le connais pas personnellement mais s’il m’appelle, je viendrais. Je suis toujours en faveur de la cause des réfugiés, l’ayant moi-même été. Par définition, le réfugié est seul et a toujours moins de droits que n’importe qui. C’est pour cette raison que j’ai signé la pétition.

L.S. : Trois ans après la gigantesque escroquerie attribuée à Bernard Madoff qui a fait perdre à votre fondation 15 millions de dollars, comment se porte-elle aujourd’hui ?

E.W. : Au niveau personnel et de la fondation, on a beaucoup perdu. Les semaines qui ont suivi, nous avons reçu des dons de partout. Aujourd’hui, nous n’avons pas tout récupéré, mais la fondation travaille toujours. Nous organisons notre prochaine conférence en 2013 en Irlande. Lors de ces conférences, j’invite toujours d’autres prix Nobels et des jeunes. Je me souviens d’une conférence organisée à Venise après la guerre en Bosnie. Au début, les jeunes Bosniaques et Serbes conviés ne se parlaient pas. A la fin, ils pleuraient à l’idée de se quitter. Je reste convaincu que tous ces jeunes ne se tueront jamais les uns les autres.

L.S. : Après la guerre, vous avez étudié en France avant de faire votre vie aux Etats-Unis. N’avez-vous jamais pensé à vivre en Israël, notamment en 2006, lorsque le premier ministre Ehud Olmert vous aviez proposé la présidence du pays ?

E.W. : Non, car je me considère avant tout comme un membre de la diaspora. Lors de mes voyages en Israël, la pression populaire et la couverture médiatique sont parfois exceptionnelles. Un jour, un journaliste m’a demandé : Ne sommes-nous pas assez bons pour vous pour que vous refusiez d’accepter notre titre suprême ? Bien sûr, je n’ai jamais voulu choquer Israël. J’ai répondu qu’actuellement les mots sont miens, et qu’en acceptant la présidence ils ne le seraient plus. Ils ont alors compris.

L.S. : Quelle est votre position sur le conflit Israélo-palestinien ?

E.W. : Sur ce sujet très complexe, il s’agit là aussi d’espoir. Je veux une solution qui passe par la cohabitation de deux Etats vivant dans la paix et l’indépendance.

L.S. : Une certaine concurrence s’est installée entre les communautés victimes comme les juifs ou encore les descendants des esclaves. On reproche souvent un déséquilibre du traitement médiatique avec des laissez-pour compte comme le Darfour ou le Rwanda. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

E.W. : J’ai moi-même tiré la sonnette d’alarme sur les situations au Rwanda et au Darfour. Je pense que le traitement médiatique est aussi bien l’affaire de vous les médias que de moi. C’est entre nos mains.

Elie Wiesel avec Barack Obama.
Photo par the Washington Post Photo par Brock University, Flickr

L.S. : Globalement, pensez-vous que la mémoire de l’Holocauste reste suffisamment présente dans l’esprit des jeunes générations ?

E.W. : Le nombre de survivants diminue bien évidemment et je ne souhaite pas être le dernier à partir. Pour autant, qui écoute un témoin de cette tragédie le devient à son tour. Il n’y a jamais eu autant de livres et de conférences pour parler de ce sujet. Généralement, je trouve les gens bien informés. Il y a une volonté de se souvenir.

 

Une soirée avec Elie Wiesel
10 septembre, 8h
Orpheum Theatre
Rues Seymour et Smithe
Billets: $36, étudiants $18
604.638.7281