Zo Reken: A qui la parole dans l’action humanitaire ?

Zo reken (« Os de requin ») est le surnom donné en Haïti au Toyota Land Cruiser, véhicule puissant, souvent blanc, parfois blindé, très apprécié par les organisations humanitaires internationales omniprésentes dans le monde, et en Haïti sans exception. Dans des pays ravagés par la pauvreté, ces 4×4 sont devenus un des signes ostentatoires d’une présence étrangère et humanitaire. Conduits par des chauffeurs locaux, souvent Noirs, ces véhicules sont majoritairement utilisés par les collègues étrangers, souvent Blancs, sur place.

« Ce qu’il y a de fascinant, si on a un peu de conscience, un peu d’intelligence, un peu de curiosité, on voit comment il y a ceux qui roulent en voiture et ceux qui la regardent. Les gens qui s’arrêtent […], les gens qui voient passer cette voiture et qui disent ces gens-là ce n’est pas nous ». C’est avec ces mots d’un Haïtien que s’ouvre la bande annonce de Zo Reken, documentaire de création, écrit et réalisé par Emanuel Licha.

Une scène du documentaire Zo Reken. | Photo de Films de l’Autre

Dans son documentaire, Emanuel Licha décide de renverser la vapeur, ne serait-ce que symboliquement. Plus aucun.e Blanc.che n’est admis.e à bord du 4×4 « réapproprié » par Haïtiennes et Haïtiens. Déambulant les rues de Port-au-Prince, ils et elles discutent de la situation de leur pays, du néocolonialisme, et s’attardent sur le manque de confiance et la méfiance généralisée à l’égard des organisations humanitaires internationales, à savoir les ONGs et agences onusiennes.

Une solidarité internationale louable suite au séisme

En 2010, Haïti, frappée de plein fouet par un séisme, a connu un bilan macabre : 230 000 morts, 300 000 blessés et un million et demi de personnes sans abri. Des gouvernements étrangers, des bailleurs institutionnels et des donateurs du monde entier se sont mobilisés pour venir en aide. Trois milliards et demi de dollars américains ont été alloués aux organismes humanitaires internationaux qui ont brandi haut ce slogan « Reconstruire en mieux ». Ô promesses, ô lueur d’espoir !

Une décennie plus tard, malgré les milliards de dollars et les milliers d’ « experts » humanitaires étrangers parachutés dans le pays, Haïti demeure ruinée, fragilisée et de plus en plus dépendante de l’aide internationale. L’aide humanitaire internationale a connu un bilan mitigé en Haïti, voire un échec scandaleux.

Un système humanitaire devenu anachronique ?

Selon The Global Humanitarian Report, en 2019, 29,6 milliards de dollars américains ont été alloués à l’action humanitaire dans le monde. Une somme colossale qui n’arrête pas de se multiplier une année après l’autre. Pourtant, le fossé entre les fonds mis à disposition et les besoins humanitaires transatlantiques ne cesse de s’élargir. Ce décalage accru peut être expliqué par la gravité de certaines catastrophes naturelles et la violence des conflits qui surviennent et persistent dans certains pays du monde, mais pas seulement.

Les véhicules blancs appartenant aux ONG sont omniprésents partout en Haïti. | Photo de Films de l’Autre

Depuis des années, la gestion humanitaire internationale fait le sujet de nombreuses critiques. Ces critiques sont vocalisées par certains experts et praticiens humanitaires, mais surtout aussi par les « bénéficiaires » de cette aide humanitaire.

Autrefois, le système humanitaire « sans frontières », né en Europe au XIXe siècle, avait un but très clair : venir au secours des blessé.es et victimes où ils et elles se trouvent. Une mission humanitaire se limitait alors à cette dimension urgentiste, celle de sauver des vies et de soulager les souffrances. Autrefois de courte durée, aujourd’hui la présence des organismes humanitaires se prolonge des années et des années dans certains pays, dont Haïti. Cette pérennisation ne vient pas sans enjeux. « Je pense que l’assistance chronique – c’est différent quand elle est temporaire – produit une humiliation, une sorte d’offense à la dignité des gens, parce qu’elle exclut toute réciprocité. Or il n’y a pas de rapport humain durable et non violent sans réciprocité : prétendre tout donner aux gens sans rien leur demander en échange, c’est les insulter. Il n’y a qu’une réponse à la question posée : celle de produire des nouveaux rapports » explique l’anthropologue Bernard Hours.

Centraliser la voix des bénéficiaires

« Ceux qui bénéficient de la solidarité internationale brandissent une requête légitime : se sachant capables de peser sur leur propre destin, ils ne veulent plus être cantonnés au rôle de victimes sidérées par le malheur », revendique Pierre Micheletti dans son ouvrage Humanitaire : s’adapter ou renoncer. Dans le documentaire, riche en témoignages, on entend justement des Haïtien.nes analyser cette « relation malsaine », discuter de l’« infantilisation », du « patriarcat intransigeant » et d’un « assistanat néfaste ».

Comme Gandhi aimait bien rappeler : « Tout ce qui est fait pour moi sans moi, est fait contre moi ». Les Haïtiennes et Haïtiens à bord de ce zo reken ne réclament qu’une chose : être maîtres de leur propre vie et avoir le dernier mot sur toute stratégie humanitaire dans leur pays. Le réalisateur, Emanuel Licha, avait ce souhait : celui de se servir d’un objet spatial, en l’occurrence le 4×4, comme un « déclencheur de parole », et il l’a réalisé avec panache en centrant une parole souvent discréditée, primordiale mais qui reste marginalisée.

Zo Reken, documentaire de création d’Emanuel Licha (Canada, 2021, 86 min). La première du film aura lieu au Festival Hot Docs (29 avril au 9 mai 2021)

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